Histoire des jeux vidéo

Prince Of Persia sur Apple II

L’histoire de la création du légendaire Prince of Persia sur Apple II par Jordan Mechner

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1) Comment et pourquoi Jordan Mechner a conceptualisé Prince of Persia

Jordan Mechner, déjà auteur du jeu Karateka (1984) sur Apple II, nourrissait une fascination pour l’animation fluide, le cinéma et les récits épiques. Après ses études à Yale, il souhaitait créer un jeu mêlant plateforme, action et « mise en scène cinématique ». Il s’inspira des contes des Mille et Une Nuits, de l’archétype du héros emprisonné qui doit s’évader — une structure narrative propre aux récits d’aventure classiques.
Pour lui, l’ordinateur personnel était l’outil idéal pour expérimenter cette idée : il voulait donner au joueur non seulement un challenge, mais une expérience héroïque, un personnage à incarner, avec des mouvements réalistes, des sauts, des passages rapprochés et un temps imparti. Cette ambition le conduisit à concevoir Prince of Persia comme un mélange de jeu de plateforme, de combat et de cinéma interactif.


2) Le temps qu’il lui a fallu pour créer le jeu

Mechner lui-même indique qu’il a passé environ trois à quatre ans sur le développement de Prince of Persia. Il débuta aux alentours de 1985, puis travailla de manière intermittente avant de se concentrer pleinement sur le projet à partir de 1987-1988, pour une publication sur Apple II en 1989.
Cette durée importante s’explique par son exigence technique — notamment l’animation en rotoscopie — et par les contraintes d’un travail quasiment solitaire, avec peu de ressources. Le développement se fit en grande partie en assembleur 6502 sur Apple II, ce qui ralentit naturellement la cadence, mais permit aussi d’optimiser chaque octet et chaque cycle de la machine.


3) Les contraintes techniques auxquelles il a dû être confronté

Le fait de développer sur Apple II en 1989 impliquait de nombreuses limitations : mémoire très faible (quelques dizaines de kilo-octets utiles après chargement), absence de hardware dédié pour les effets visuels ou sonores, palette graphique restreinte et absence de scrolling fluide en continu. Mechner dut faire preuve d’ingéniosité :


4) Pourquoi a-t-il choisi en 1989 de programmer Prince of Persia sur Apple II, alors que des machines plus avancées comme le Macintosh existaient depuis 1984

Plusieurs raisons expliquent ce choix :


5) Ce que représente maintenant cette première version dans l’histoire du jeu vidéo

La version Apple II de Prince of Persia est aujourd’hui un jalon historique du jeu vidéo. Elle marque plusieurs ruptures :

la rotoscopie et l’animation sur Apple II

Lorsqu’on évoque Prince of Persia, la rotoscopie apparaît comme l’élément technique et artistique qui transforma un simple jeu d’action en œuvre cinématique. Ce procédé, inventé en 1915 par Max Fleischer pour les dessins animés, consiste à filmer un acteur réel puis à redessiner image par image ses mouvements.
Jordan Mechner, passionné de cinéma et fasciné par les animations réalistes de films comme Les Aventuriers de l’arche perdue ou Robin des Bois, eut l’idée d’appliquer cette technique artisanale à un ordinateur personnel — un défi alors inédit sur Apple II.


1) Une démarche artisanale et familiale

Sans studio ni budget, Mechner tourna une séquence Super 8 de son frère David courant, sautant, s’accrochant à un muret, le tout en jean et t-shirt blanc. Il fit ensuite défiler le film image par image sur un projecteur, posant un calque transparent devant l’écran pour tracer les silhouettes à la main.
Chaque dessin fut ensuite numérisé manuellement en pixel-art, converti en données utilisables sur l’Apple II. Le tout forma un ensemble d’images clés que Mechner put interpoler et synchroniser avec le moteur de jeu. Ce travail méticuleux donna au héros une fluidité corporelle inédite, contrastant avec la rigidité habituelle des sprites de l’époque.


2) Une prouesse technique sur un matériel limité

L’Apple II ne disposait ni d’accélération graphique, ni de gestion native du défilement, ni de grande mémoire vidéo. Pour intégrer ces animations, Mechner dut créer un moteur capable de stocker et rejouer des centaines d’images d’animation compressées, chacune occupant seulement quelques dizaines d’octets.
Il inventa un système de tiles et de masques qui permettait de redessiner uniquement les parties du sprite modifiées entre deux images, économisant ainsi de précieuses ressources. L’animation du héros, pourtant d’une grande finesse, n’était donc pas un simple affichage séquentiel : elle résultait d’une optimisation extrême du rendu image par image.
Cette contrainte renforça d’ailleurs la sensation de réalisme : la lenteur relative des transitions donna au personnage une inertie naturelle, une gravité crédible — une imperfection humaine reproduite par la machine.


3) Un héritage direct sur le game design moderne

Cette approche fondée sur l’observation du réel devint un fondement du game design narratif moderne. La rotoscopie de Mechner inspira Eric Chahi pour Another World (1991) et Jordan Mechner lui-même pour The Last Express (1997), qui reprendra la technique en version colorisée.
Plus largement, elle préfigura le motion capture numérique utilisé par des studios comme Naughty Dog ou Ubisoft. En cherchant à traduire l’humain dans la machine, Prince of Persia ouvrit la voie à une conception du jeu comme représentation de la réalité physique et émotionnelle, et non plus seulement comme défi ludique.


Ainsi, la rotoscopie du Prince of Persia sur Apple II reste un moment fondateur : celui où un créateur, seul devant un ordinateur, fit basculer le jeu vidéo de la performance technique vers l’art du mouvement et du ressenti.