1. Une idée en avance sur son temps
À la fin des années 1980, Nintendo domine le monde du jeu vidéo domestique avec sa console Nintendo Entertainment System (NES). Le succès colossal de Super Mario Bros., The Legend of Zelda et Metroid a propulsé la société japonaise au sommet d’une industrie renaissante après le crash du jeu vidéo de 1983. Pourtant, fidèle à son esprit d’innovation, Nintendo ne se contente pas du succès : elle cherche à réinventer la manière même de jouer.
C’est dans ce contexte qu’apparaît un objet aussi fascinant qu’étrange : le Power Glove, un gant électronique futuriste censé permettre de contrôler les jeux NES par le mouvement de la main. Commercialisé en 1989 aux États-Unis, il promettait une expérience de jeu inédite, où le joueur deviendrait littéralement le prolongement de la console.
Bien que considéré aujourd’hui comme un échec commercial, le Power Glove incarne une expérimentation technologique majeure, préfigurant les interfaces gestuelles qui ne deviendront réellement viables que plusieurs décennies plus tard — notamment avec la Wii Remote (Wiimote) en 2006.
2. Les origines du projet : de la réalité virtuelle à la NES
Le Power Glove est le fruit d’une collaboration entre plusieurs entreprises. À l’origine du concept se trouve la société américaine VPL Research, fondée par le visionnaire Jaron Lanier, pionnier de la réalité virtuelle. VPL avait conçu un dispositif expérimental appelé DataGlove, capable de détecter les mouvements de la main dans l’espace grâce à des capteurs flexibles et à un suivi positionnel.
Nintendo of America, intriguée par le potentiel ludique de cette technologie, confie à la société Mattel la mission d’en produire une version grand public adaptée à la NES. Le résultat est un périphérique spectaculaire, vendu au prix de 75 dollars (une somme conséquente pour l’époque), et commercialisé à la fin de 1989.
3. Un design spectaculaire inspiré de la science-fiction
Le Power Glove frappe d’abord par son esthétique. Inspiré des films de science-fiction des années 80, il arbore un design gris métallique, bardé de boutons, de diodes et d’un pavé numérique digne d’un ordinateur de bord.
Sur le dos du gant se trouvent les boutons A et B, les flèches directionnelles, ainsi qu’un pavé de 0 à 9 permettant d’entrer des commandes et de sélectionner différents modes de fonctionnement. Le joueur y introduisait des “programmes” correspondant à des jeux spécifiques, afin de calibrer le gant.
Une barre de capteurs infrarouges, placée à proximité du téléviseur, permettait au Power Glove de déterminer la position et l’orientation de la main. En théorie, cela devait permettre de diriger les personnages simplement en bougeant le bras, de tirer en pointant l’écran, ou d’accélérer dans un jeu de course en faisant un geste de la main.
Pour l’époque, cette technologie tenait du prodige : un gant capable de traduire les gestes humains en commandes numériques.
4. Une promesse ambitieuse, une exécution imparfaite
Malgré un concept fascinant, le Power Glove se heurte rapidement à la réalité technique de 1989. La NES n’était pas conçue pour interpréter des mouvements tridimensionnels, et les capteurs infrarouges du gant manquaient de précision.
La calibration était souvent laborieuse, les gestes étaient mal reconnus, et le décalage entre l’action et la réponse à l’écran brisait l’immersion. En outre, très peu de jeux étaient compatibles : seuls deux titres officiels avaient été conçus spécifiquement pour lui — Super Glove Ball et Bad Street Brawler — et même ces jeux souffraient de contrôles approximatifs.
De nombreux joueurs ont donc été déçus : le Power Glove semblait plus impressionnant à regarder qu’à utiliser. Il devenait un objet culte de frustration technologique, mais aussi d’admiration pour sa hardiesse.
5. Un phénomène culturel instantané
Malgré ses défauts, le Power Glove devient rapidement une icône culturelle. Son apparition dans le film “The Wizard” (1989) — une production Universal centrée sur un tournoi Nintendo — contribue à en faire un symbole de la modernité vidéoludique. Dans une scène restée célèbre, un jeune prodige exhibe fièrement le gant en prononçant la réplique culte :
“I love the Power Glove... it’s so bad.”
Cette phrase ironique résume parfaitement l’ambivalence du produit : techniquement décevant, mais esthétiquement et conceptuellement fascinant. Le Power Glove devient ainsi un objet de culte pour toute une génération, souvent cité dans la pop culture (dans Ready Player One, Robot Chicken, ou Captain N: The Game Master).
6. Le Power Glove, précurseur de la Wii Remote
Il faudra attendre dix-sept ans pour que l’idée du contrôle gestuel se concrétise véritablement, lorsque Nintendo lance la Wii en 2006.
La Wii Remote (Wiimote) reprend le principe fondamental du Power Glove : traduire les mouvements physiques du joueur en commandes numériques. La différence tient dans la maturité technologique. Les capteurs de la Wiimote — accéléromètres, gyroscopes et caméras infrarouges — permettent enfin un suivi précis et stable, débarrassé des erreurs du gant de 1989.
Là où le Power Glove avait échoué à rendre les gestes naturels, la Wiimote les a rendus intuitifs et universels, permettant à tout le monde — enfants, adultes, seniors — de jouer à Wii Sports comme s’ils tenaient une raquette ou un club de golf.
En ce sens, le Power Glove fut un prototype visionnaire : il anticipait la fusion entre le corps humain et le jeu vidéo, bien avant que la technologie ne soit prête.
7. L’audace et l’avant-gardisme de Nintendo
L’histoire du Power Glove illustre parfaitement l’esprit de Nintendo, une entreprise qui n’a jamais hésité à expérimenter. À une époque où la plupart des constructeurs se concentraient sur la puissance graphique, Nintendo osait explorer de nouvelles interfaces, de nouvelles manières de jouer.
Certes, le Power Glove fut un échec commercial, mais un échec fertile, porteur d’idées qui inspireront plus tard non seulement la Wiimote, mais aussi des technologies comme la Kinect de Microsoft ou les casques de réalité virtuelle modernes.
Cette audace témoigne de la philosophie de Nintendo : l’innovation ne consiste pas à ajouter de la complexité, mais à rapprocher le joueur de l’expérience ludique. Le Power Glove fut la première tentative tangible de cette philosophie, et la Wiimote, dix-sept ans plus tard, en fut l’accomplissement triomphal.
8. Héritage et postérité
Aujourd’hui, le Power Glove est un objet de collection mythique. Des communautés de fans et de bricoleurs l’ont détourné, le transformant en contrôleur MIDI, en interface de robotique ou en outil artistique. Il symbolise à la fois l’échec et la vision, la frontière floue entre le rêve et la réalité technologique.
Des chercheurs en interaction homme-machine le citent encore comme l’un des premiers dispositifs de “wearable computing”, autrement dit d’informatique corporelle.
Son influence dépasse le jeu vidéo : il a inspiré toute une esthétique du futur des années 80–90, où l’homme se connecte à la machine par des gants, des casques et des gestes.
L’échec qui annonçait le futur
Le Power Glove restera dans l’histoire comme un échec technologique mais un triomphe conceptuel. Il a ouvert une voie que peu osaient emprunter : celle de la fusion entre le mouvement humain et le contrôle numérique, à une époque où cette idée relevait encore de la science-fiction.
Il est la preuve éclatante de ce qui fait l’identité de Nintendo : une audace visionnaire, une volonté constante de réinventer la relation entre l’homme et le jeu, même au prix d’une défaite passagère.
De 1989 à 2006, du Power Glove à la Wiimote, c’est la même main tendue vers l’avenir — une main qui, un jour, a voulu jouer sans manette, et qui a fini par réussir.