Lorsque la Nintendo Wii est dévoilée en 2005 sous le nom de code Revolution, l’industrie ne comprend pas. Sony s’apprête à lancer une PlayStation 3 aux graphismes photoréalistes. Microsoft fonce vers une connectivité en ligne totale avec la Xbox 360. Et Nintendo ? Une manette blanche sans fil, en forme de télécommande, et une promesse improbable : bouger son corps pour jouer.
Mais derrière cette décision incomprise, il y a une vision cohérente. Et au cœur de cette vision, comme toujours, Shigeru Miyamoto.
1. Le mouvement comme langage universel
Depuis les années 1980, Miyamoto se bat contre la complexification du jeu vidéo. Il l’a vu devenir un produit de niche, exigeant, technique, excluant les parents, les grands-parents, les enfants trop jeunes, les gens "qui n’ont jamais joué".
Avec la Wii, il veut retrouver un langage corporel fondamental : pas besoin de connaître les boutons, ni de lire un tutoriel. Il suffit de swinguer comme une raquette, de viser comme un archer, ou de faire semblant de couper du bois. C’est un retour aux instincts physiques les plus simples, ceux de l’enfance, ceux de la comédie burlesque, du mime, du théâtre populaire.
Pour Miyamoto, le corps est une interface oubliée. Le redécouvrir, c’est rouvrir le jeu vidéo à toute l’humanité.
2. Wii Sports : la quintessence de sa philosophie
Conçu sous sa supervision directe, Wii Sports est un manifeste. Cinq mini-jeux – tennis, bowling, baseball, golf, boxe – chacun accessible en moins de vingt secondes. Pas de menus complexes, pas de narration. Juste une action, et un lien immédiat entre le geste du joueur et le monde à l’écran.
Ce lien, c’est ce que Miyamoto cherchait depuis toujours : l’interface invisible, la fusion parfaite entre l’intention et le résultat. L’émotion immédiate. L’éclat de rire sans explication.
Il n’y a pas d’élitisme dans Wii Sports. On peut y jouer à 8 ans ou à 88. Et surtout, on peut y jouer ensemble. La Wii devient l’objet central du salon, là où les précédentes consoles se cachaient dans les chambres d’adolescents.
3. Le retour au jeu familial, communautaire, ritualisé
Avec la Wii, Miyamoto réactive une idée très ancienne : le jeu est un rituel social, pas seulement un passe-temps individuel. Il fait rejouer les familles ensemble. Il transforme les fêtes d’anniversaire, les maisons de retraite, les salles d’attente.
C’est une forme de révolution douce : au lieu de séduire les joueurs hardcore, Nintendo avec Miyamoto redéfinit ce que signifie être un joueur. Il ne s’agit plus de réflexes ou de maîtrise technique, mais d’envie de s’amuser ensemble.
Et dans un monde de plus en plus digitalisé, cloisonné, individualisé, ce geste a la puissance d’un acte politique : remettre le lien humain au centre du jeu.
4. La Wii Fit : le corps comme territoire ludique
Miyamoto pousse encore plus loin la logique corporelle avec Wii Fit (2007), un tapis-balancier connecté permettant de pratiquer yoga, fitness ou exercices d’équilibre devant son écran. Là encore, l’idée semble saugrenue. Et pourtant, c’est un raz-de-marée. Des millions de personnes achètent la Balance Board.
Mais ce n’est pas une gimmick. Pour Miyamoto, qui parle souvent de sa propre santé, de ses promenades quotidiennes et de sa passion pour le vélo, le corps n’est pas qu’un moyen d’entrée dans le jeu : c’est un monde à explorer, à écouter, à cultiver.
Il ne crée pas Wii Fit pour faire maigrir : il le conçoit comme une pratique de conscience du corps, à mi-chemin entre la tradition zen et le plaisir de l’interaction. Le jeu, ici, devient un miroir du quotidien, un prolongement bienveillant de la vie.
5. Une révolution qui ne crie pas son nom
La Wii, par son succès monumental, a changé l’industrie. Elle a poussé Microsoft à inventer Kinect. Elle a forcé Sony à proposer le PlayStation Move. Et elle a prouvé qu’un jeu peut se vendre par sa chaleur, non par sa puissance graphique.
Mais pour Miyamoto, ce n’est pas une victoire de chiffres. C’est une victoire d’idées. La Wii, c’est le retour aux racines du jeu, au contact physique, à la simplicité des premières fois, à la joie partagée sans mots.
Quand le futur passe par l’enfance
En introduisant le mouvement comme axe central de gameplay, Miyamoto n’a pas seulement transformé une console. Il a posé une question essentielle à toute l’industrie : et si le progrès n’était pas dans la sophistication, mais dans la désobstruction ?
Il n’a pas complexifié le jeu vidéo. Il l’a allégé. Il l’a rendu plus direct, plus instinctif, plus humain. Il l’a ramené au sol, là où les enfants, les grands-parents, les amis rient en mimant un lancer de bowling.
Et ce faisant, il a rappelé au monde entier ce que le mot jouer veut dire.