🔍 Un génie discret dans un monde qui change trop vite
Lorsque la Magnavox Odyssey est lancée en mai 1972, Ralph Baer et son équipe ne s’attendent pas à ce qu’en face, un acteur tout nouveau s’apprête à faire main basse sur le marché. Ce nouvel acteur, c’est Atari, fondé par Nolan Bushnell la même année.
Bushnell avait vu l’Odyssey fonctionner, notamment lors d’une démonstration privée dans un showroom en Californie. Il n’est pas immédiatement impressionné, mais il comprend une chose : l’interactivité simple sur écran attire les gens.
Il missionne donc Allan Alcorn, jeune ingénieur, pour créer un jeu inspiré du "Tennis" de l’Odyssey. Ce projet, d’abord conçu comme un exercice, devient Pong. À l’inverse de l’Odyssey, Pong sera électronique, rapide, fluide, et surtout massivement déployé dans les salles d’arcade. En quelques mois, Pong écrase tout sur son passage.
Mais l’ombre de Baer plane.
📜 Le brevet de la discorde
En 1968, Ralph Baer avait déposé un brevet fondateur : “TV Gaming Apparatus and Method” (n° 3,659,285). Il couvre le concept même d'interaction ludique entre un écran de télévision et un dispositif contrôlé par l'utilisateur.
Or, Pong repose exactement sur cette idée. Bien que Bushnell ait modifié la réalisation technique, l’idée essentielle est la même : afficher un jeu sur un écran de télé et y interagir par commandes.
En 1974, Magnavox et Sanders Associates intentent donc une action en justice contre Atari. Bushnell, conscient du danger, accepte un règlement à l’amiable : Atari paiera 700 000 dollars à Magnavox et signera une licence d’exploitation du brevet de Baer. C’est un coup dur pour Bushnell, mais un compromis stratégique qui permet à Atari de continuer à croître.
Ce précédent juridique sera fondamental. Dans les années suivantes, Magnavox lancera plusieurs dizaines d’actions en justice contre des entreprises comme Mattel, Activision, Coleco, Seeburg, Nintendo, etc., toutes accusées de violer les brevets dérivés de ceux de Baer.
Et Magnavox gagnera. Presque toujours.
🤐 Le nom qu’on n’aime pas citer
Pendant que Ralph Baer est juridiquement reconnu comme l’inventeur du jeu vidéo domestique, une autre réalité s’installe dans les médias : il n’est presque jamais mentionné.
Les documentaires, articles, magazines spécialisés, ou interviews de l’époque glorifient Atari, Pong, et l’arcade, mais oublient souvent les prémices fondamentaux posés par Baer.
La raison est double :
Baer était ingénieur dans une entreprise militaire, peu médiatisée.
Atari, à l’inverse, était une startup rebelle du nouveau monde tech californien. Le storytelling y est plus sexy.
Baer, pourtant, reste stoïque. Il ne cherche pas à s’imposer. Il publie plusieurs mémoires, continue de breveter des technologies, et travaille sur des projets pour Mattel ou Milton Bradley. Mais dans le fond, il regrette que l’histoire retienne si peu ce qu’il a posé comme fondations.
🏛️ La reconnaissance... enfin
Ce n’est que dans les années 2000, avec l’arrivée d’une nouvelle génération de journalistes et d’historiens du jeu vidéo, que le nom de Ralph Baer revient sur le devant de la scène.
En 2004, il est honoré par le Smithsonian Institute.
En 2006, il reçoit la National Medal of Technology, plus haute distinction technologique des États-Unis.
En 2008, son laboratoire d’ingénierie est reconstitué à l’identique dans un musée à Washington.
L’industrie, enfin, lui rend justice.
🧠 Baer face à Bushnell : deux visions du jeu vidéo
Le conflit entre Ralph Baer et Nolan Bushnell n’a jamais été frontalement haineux, mais il est symptomatique d’un clivage profond :
Baer : ingénieur visionnaire, méthodique, légaliste. Il crée une invention structurante.
Bushnell : entrepreneur audacieux, imprévisible, médiatique. Il crée une industrie.
Les deux sont complémentaires. Mais pendant des décennies, seul l’un des deux a été acclamé.
Aujourd’hui, avec le recul, l’un ne va plus sans l’autre. Ralph Baer a posé les bases du jeu vidéo domestique. Bushnell lui a donné une culture et un marché.